24/02/2011 à 16:00 UTC-5, date de dernière mise à jour
Ajout de citations de la cérémonie des Césars 2012
par Bernard Rosset
Dans nos sociétés actuelles, il est démontré chaque jour qu'à défaut d'être idéal, la démocratie est le moins néfaste des systèmes politiques afin de garantir les libertés fondamentales à ses citoyens, tant est que ceux-ci parviennent à maintenir leurs gouvernants dans l'Etat de droit auquel ils aspirent.
Internet rassemble sur un réseau des machines diverses reliant plus ou moins directement des individus quelque soit leur provenance. Il n'a aucun but intrinsèque et permet simplement l'échange d'information. En ce sens, il n'est ni bon, ni mauvais, simplement et résolument neutre. Pour que cet espace de liberté demeure, il faut le protéger de toute tentative d'accaparement, de bridage ou de filtrage, sous quelque forme que ce soit.
Un réseau peut se définir simplement de manière positive par un retour à sa plus pure définition : transporter. Dans le cas d'Internet, il s'agit d'information, codée de manière binaire.
La neutralité du réseau est plus facilement définissable de manière négative, en ajoutant quelques mots : transporter et rien d'autre ! Peu importe la nature de l'information, le transport implique exclusivement un déplacement d'information d'un point A à un point B, sans qu'aucun mécanisme visant à inspecter/modifier/supprimer cette information n'intervienne.
La défense de la neutralité du réseau a commencé bien avant cette histoire de piratage.
Dans les prémices d'Internet, on s'intéressait à l'héritage d'ARPANET, qui a fait que les Etats-Unis d'Amérique se sont retrouvés à diriger des organes théoriquement indépendants assurant la gouvernance de l'Internet mondial.
Cette mainmise sur l'ICANN (dont l'IANA), l'IETF, et certains noms de domaines de premier niveau (les fameux gTLD, dont .com, remis au goût du jour par l'affaire entourant MegaUpload, mais aussi .net, .org, etc.) faisait déjà grincer des dents à l'époque. Ce débat, réservé aux utilisateurs éclairés d'Internet (sous-partie des utilisateurs normaux, dont la quantité ne cassait à l'époque pas des briques) était déjà pourtant bien vivace.
Cette question du piratage permet donc une mise en avant du problème de la neutralité. Dans la souffrance.
Mais revenons-en à nos moutons : que représente la neutralité du réseau pour nous, utilisateurs quotidiens ?
Puisque Internet est somme toute un réseau assez jeune, puisqu'il n'est utilisé en masse de manière habituelle que depuis une vingtaine d'année, l'exemple le plus aisé pour bien saisir l'enjeu et de transposer les problèmes vers un autre réseau de transport bien plus connu : en l'occurrence, comparons les e-mails au courrier postal.
Vous n'apprécieriez pas que le facteur ou quiconque lise votre courrier avant de vous le remettre. Vous crieriez probablement à la violation de la vie privée, et vous auriez raison de défendre vos droits.
Que penseriez-vous si quelqu'un lisait vos e-mails avant de les déposer dans votre boîte électronique ? Et en règle générale pour tout le trafic Internet entrant/sortant de votre ordinateur ?
Que penseriez-vous si le facteur passait la vitesse supérieure et décidait d'agir sur votre courrier, suivant des critères multiples, notamment (mais de manière non exhaustive) :
Le contenu des lettres ?
Le nom ou l'adresse de l'émetteur ou du destinataire ?
Transposé dans l'Internet (en l'occurrence le Web, mais passons) :
Le contenu des paquets IP
L'adresse IP de l'émetteur ou du destinataire
Internet n'a rien inventé. C'est un réseau de transmission d'information qui fait suite à sa dématérialisation apportée par l'informatique.
Cependant, puisque le réseau est jeune, la défense de notre vie privée et de nos droits n'est pas le premier réflexe, que l'on aurait par ailleurs. Et cette naïveté laisse la porte grande ouverte à ceux qui ont compris les enjeux, notamment pour leur meilleur et notre pire.
L'informatique personnelle apporte une grande nouveauté : la photocopieuse, en mieux.
D'abord une nécessité afin de préserver les données face aux pannes de matériel, la copie démarre par la réplication de données sur un autre support : la sauvegarde.
Puisqu'il est si simple et gratuit de transférer mes fichiers sur un autre support, pourquoi ne pas effectuer d'autres copies ? J'écris un article ou un rapport, et je veux le transférer à plusieurs personnes. Jusque là, pas de souci.
Et si maintenant j'écoute un de mes morceaux de musique favoris ou que je regarde le meilleur film de tous les temps (selon moi). Je peux aussi physiquement le copier d'un support à un autre, pour faire un (des ?) heureux. Non ? Pourquoi subitement les règles changent ?
Ah... le droit d'auteur.
Quand on me parle de la défense du droit d'auteur, je suis le premier à être d'accord, et même à le revendiquer : les auteurs sont en danger, il faut les protéger. Mais, entre-nous, ce problème-là traîne depuis un moment et n'a rien à voir avec l'informatique.
Le raisonnement pleurnichard que l'on nous tient, toutes populations et tous pays confondus, est le suivant :
Les méchants pirates copient des œuvres culturelles
Puisqu'il y a copie d'œuvre protégée, il y a contrefaçon
Puisque les œuvres sont copiées et échangées, cela se traduit par un manque à gagner pour les gentils artistes
Pour défendre les gentils artistes contre les méchants pirates, il faut donc traquer et sévèrement sanctionner ces-derniers
Vous avez là le raisonnement de base justifiant toutes les mesures liberticides engendrées sur la planète, notamment / ACTA, / SOPA, / PIPA, & Hadopi (cocorico ? Si j'étais vous, je ferais gaffe avant de me pavaner, attendez-donc la suite...).
Analysons maintenant point par point les propositions ci-dessus :
Les méchants pirates copient des œuvres culturelles
La culture, comme l'éducation, passe avant tout par le partage d'information (dans sa plus pure définition).
Si je vais au cinéma pour voir un film, j'y ai bien été poussé par quelque chose. Il y a certes les campagnes de promotion officielles, mais il ne faut surtout pas négliger les cercles sociaux pour la promotion des œuvres culturelles (je suis personnellement devenu amateur de Jean-Jacques Goldman en piq... empruntant le CD de mon frère). Qui ne s'est jamais fait recommander un film ou une œuvre musicale par un ami un tantinet insistant avant d'accrocher au point de devenir amateur ?
Les cassettes VHS ou audio, CD, DVD, disques durs & clés USB qui s'échangent ne sont que des supports. L'échange d'œuvres et leur copie n'est pas née avec l'informatique et a toujours existé.
Cependant, il faut bien admettre que l'informatique est les réseaux (dont Internet) ont grandement facilité l'échange d'information. A priori, rien de mal à ça.
Puisqu'il y a copie d'œuvre protégée, il y a contrefaçon
Quand on parle d'œuvre protégée, on fait référence au copyright.
Savez-vous ce qu'est le copyright et quelle est sa fonction première ? Réponse : Défendre les auteurs contre les éditeurs. A l'origine, il s'agissait de défendre les auteurs de textes contre les puissants imprimeurs.
Transposé dans le monde moderne, le copyright s'étend et s'applique à l'ensemble des domaines culturels, notamment la musique (musicien/chanteurs contre producteurs) et la vidéo (réalisateurs contre producteurs).
Il s'agit donc d'assurer les revenus de la personne ayant inventé l'item culturel face aux puissantes entreprises avec qui elles signent un contrat pour la distribution et la promotion de leur œuvre.
Je nommerai ces puissantes entreprises/lobbys "majors" dans la suite du document.
Revenons au raisonnement que nous analysons.
Lorsque l'on invoque le copyright ici, c'est pour renvoyer dos-à-dos non pas l'auteur et l'éditeur mais l'éditeur et le consommateur.
Ainsi, l'éditeur invoque le copyright pour protéger ses revenus. Curieuse déviance...
/ Le site ThePirateBay nous rappelle d'ailleurs que le fondement d'Hollywood s'est fait sur la base d'une fuite de la juridiction du droit d'auteur, afin de pouvoir copier les idées et faire des films.
Hollywood aurait donc théoriquement dû ne jamais exister si la (vague) notion de propriété intellectuelle n'avait pas été contournée.
Puisque les œuvres sont copiées et échangées, cela se traduit par un manque à gagner pour les gentils artistes
Commençons par un petit rappel sur la réalité de notre monde :
Dans la musique ou le cinéma, les éditeurs sont très gros, et très puissants. Si puissants, que la part issue des revenus générés par les ventes de l'œuvre que touche un auteur sur sa création est en général ridicule.
Je ne parle pas ici des cas les plus médiatisés d'artistes très reconnus mais de la moyenne d'entre eux, du plus grand nombre.
A titre d'exemple, / sur les 99 cents du prix d'un titre sur iTunes, l'auteur n'en touchera que 10 cents. 90%, voilà ce que les intermédiaires, qui ne sont à la source d'aucune partie de la création qu'ils distribuent, conservent.
Ensuite, j'aimerais m'attarder sur l'argumentaire biaisé du faux trou d'air dans les revenus engendré par la copie des œuvres.
D'abord, le trou d'air semble plutôt manquer d'air :
/ Les statistiques 2010 de fréquentation des cinémas par la MPAA (Motion Picture Association of America) indiquent une hausse des revenus ininterrompue du box-office. Le rapport commence même par un bilan mondial et précise en gras "pour tous les films".
Un communiqué Mediamétrie de septembre 2011 parle même de record de fréquentation des cinémas français en 2010 & premier semestre 2011.
C'est tout de même fort ! La MPAA annonce fort et clair que les revenus issus des cinémas n'ont jamais été aussi bons...
Les pirates paient même plus que la moyenne des consommateurs !
Un rapport de l'Hadopi publié le 23 janvier 2011 précise dans sa conclusion (page 81, "Quelques conclusions" 1/3) : "75% des internautes dépensent en moyenne 36 euros par mois en biens culturels (achats par correspondance inclus). Les internautes déclarant un usage illicite ont une dépense moyenne supérieure. Les principaux freins à la consommation légale qu’ils évoquent sont le prix et le choix."
Lors de l'ouverture de la cérémonie des Césars 2012, son Président Guillaume Canet rappelle que "malgré le téléchargement, rien ne remplace partager un film avec d'autres sans une salle de cinéma".
Un peu plus tard, Antoines de Caunes, Maître de Cérémonie, rappelle que "2011 a été une année faste pour le cinéma français" avec ses 215,6 millions d'entrées constatés, ce qui forme un nouveau record depuis le précédent de 1966 (45 ans !)
Ensuite, le paralogisme suivant :
"Une copie d'œuvre partagée n'est pas achetée
Une copie d'œuvre achetée génère des revenus
Une copie d'œuvre partagée ne génère pas de revenus"
est un bel exemple de sophisme/tromperie.
La raison première est que puisque le partage est facile et (de plus en plus) rapide, on consomme de la culture comme jamais auparavant ! Si on coupe les vannes du partage, on retombe dans une vie pré-Internet : il n'y aura pas soudainement des millions d'entrées supplémentaires au cinéma par jour. Une copie d'œuvre venant d'un ami n'est pas systématiquement remplacée par un achat de morceau de musique si son partage est rendu impossible.
On devrait plutôt se réjouir que la culture circule : pour une population l'échange d'information est toujours bon et pour une compagnie, c'est de la promotion sans frais, à l'image d'un buzz. De quoi se plaint-on ?
Et c'est ma seconde raison, finalement pas si osée que ça : souvenez-vous quand je vous parlais du partage qui stimulait la consommation plus haut. Et si finalement ce partage n'agissait pas directement sur la hausse de la consommation culturelle ?
Alors, quid du manque à gagner, ce bel argumentaire bien huilé et bien implanté par un bourrage de crâne dû aux media ?
Prenez le temps de digérer cette partie, c'est un gros morceau. Et ça n'est jamais simple d'intégrer que ce à quoi on croit depuis un bon moment repose sur un fond vaseux...
Pour défendre les gentils artistes contre les méchants pirates, il faut donc traquer et sévèrement sanctionner ces-derniers
Que dire ici ? Nous en sommes à la case "répression" pour des faits injustifiés/injustifiables et donc a priori difficilement défendables au sein d'un appareil judiciaire.
Ah mais attendez. J'ai lâché un mot-clé, là. Appareil judiciaire (oui, ça fait deux...).
Puisqu'un problème est judiciairement difficilement attaquable, on contourne la justice. C'est un problème courant auquel tout individu lambda, toute organisation, tout État, bref tout le monde est confronté en permanence : la dangereuse prévalence d'un exécutif sur la justice.
Et c'est bien là ou le bât blesse : en plus d'avoir un argumentaire plus que discutable, les différentes solutions imaginées ont toutes en commun la même manie d'oublier de donner à la justice la pleine juridiction pour statuer sur les infractions/délits.
L'ACTA donne tout simplement le pouvoir exécutif et judiciaire à des compagnies privées pour faire respecter leurs "droits".
Ces majors peuvent donc obtenir des fournisseurs d'accès à Internet qu'ils surveillent (filtrent) et transmettent toutes les informations sur leurs abonnés que les majors jugent nécessaires.
Si les fournisseurs ne se montrent pas suffisamment coopératifs, les majors ont aussi un pouvoir de sanction envers ces fournisseurs.
Les peines auxquels les abonnés visés seront confrontés ne sont que très vaguement définies, laissant toute liberté aux majors sur ce champ (et, pour une fois, ils auront peut-être un peu de créativité). On parle déjà de prison, alors que certaines autre fraudes massives ou scandales se soldent par des amendes, pas toujours très salées.
Le texte étant un traité international, sa portée nationale est équivalente à une Constitution, c'est à dire au-dessus des lois nationales qui ne protègeront donc plus leurs populations.
Enfin, le texte prévoit que des amendements pourront être apportés par un "Comité ACTA" qu'il crée, la Quadrature du Net utilisant pour ce point l'image parlante du chèque en blanc...
En bref : Nous faisons face à un argumentaire discutable, à des solutions liberticides qui ont toutes en commun de donner du pouvoir aux quelques mêmes lobbys. Les amateurs de conspiration à l'échelle mondiale vont être ravis !
Ah, et si on s'intéresse à la manière dont ces textes sont poussés à être adoptés :
Les arcanes politiques sont perdus sur le sujet et auraient bien besoin de temps pour analyser la situation
Les textes sont proposés et poussés à être adoptées à coups d'urgence et de pression pour éviter le temps nécessaire à la réflexion (pourquoi cette urgence ? Les majors sont loin de la rupture de cash, et les bénéfices grimpent encore...)
L'adoption des textes se fait en douce et la médiatisation intervient a posteriori (étiez-vous au courant du projet de signature de l'ACTA avant son échéance ?)
Il y a un réel problème de droits d'auteur. Ce problème n'est cependant pas récent, et il est bien prétentieux de vouloir faire porter le chapeau aux internautes en les accusant subitement de tous les maux.
En tant qu'internaute et individu lambda, je souhaite protéger les auteurs et leur assurer des revenus suffisant pour vivre de leur création.
Faux problème, donc fausses solutions : celles que l'on nous propose ne sont de toute évidence pas les bonnes, et elles restent encore à trouver.
Des idées émergent cependant au niveau d'un changement de modèle économique pour les auteurs : n'est-il pas temps de mettre fin à l'oligopole des grands producteurs ?
N'y a-t-il pas de la législation à mettre en place pour permettre la concurrence de petits acteurs sans que ceux-ci ne soient voués à la perte ?
Donner le choix aux artistes afin que le revenu des intermédiaires baissent et que celui des artistes augmentent pourrait être une voie de réflexion... voire carrément tailler dans le gras et réduire/supprimer les intermédiaires entre les auteurs et les consommateurs de leurs œuvres !
Entretemps, les textes véreux que l'on tente de nous imposer sentent le soufre. Du côté d'Internet, ça sent le roussi : ce sont nos libertés qui partent en fumée.
(Oui, l'image du feu donne un ton un peu dramatique. Comme une mauvaise fin d'un film versant dans le pathos... mais sans droits d'auteur !)